Le saut en hauteur veut à nouveau faire rêver

Ce soir, finale (masculine) du saut en hauteur aux Mondiaux de Moscou. Une spécialité en déclin depuis sa période de gloire il y a deux décennies. L’Ukrainien Bohdan Bondarenko peut recréer de la magie.
Bohdan Bondarenko au Qatar en mai 2013 REUTERS/Fadi Al-Assaad


Ils (et elles) comptent parmi les silhouettes les plus effilées du stade d’athlétisme. Loin des lanceurs charpentés ou des sprinteurs bodybuildés, les sauteurs en hauteur paraissent comme hors du temps et de l’évolution des corps dans le coin de la piste comme presque à l’abri aussi de l’effort qui déchire les visages au moment d’un emballage final ou du cri qui ponctue un jet dans l’espoir d’essayer de le porter plus loin.
Une discipline très technique

Si minces et si fluides, ils ne semblent tenir qu’à un fil (ou à une barre) contrairement aux deux records du monde (en plein air) de leur spécialité solidement accrochés, eux, au passé. En effet, le Cubain Javier Sotomayor continue de régner sur les sautoirs 20 ans après un bond à 2,45m réussi à Salamanque le 27 juillet 1993. La Bulgare Stefka Kostadinova, qui franchit une barre de 2,09m aux Mondiaux de Rome en 1987, attend, elle, depuis plus longtemps encore, celle qui l’effacera des tablettes. En France, les records nationaux sont la propriété de Jean-Charles Gicquel (2,33m) depuis 1994 et de Maryse Ewange-Epée (1,96m) depuis 1985, mais égalée par Mélanie Melfort en 2007.
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Entre 1982 et 1987, le record du monde féminin avait été battu (ou égalé) à neuf reprises, passant de 2,02 à 2,09m. Entre 1987 et 1993, le record masculin avait évolué à quatre reprises, de 2,42m à 2,45m. Depuis plus «rien», ou presque, même si la Croate Blanka Vlasic, icône du saut en hauteur, absente lors des Mondiaux de Moscou en raison d’une blessure, s’est élevée, par exemple, à 2,08m. Voilà quelques semaines, l’Ukrainien Bohdan Bondarenko, favori de ces Mondiaux de Moscou dans une Russie qui raffole de saut en hauteur, s’est joué, lui, d’une barre à 2,41m et est, à 23 ans, le nouveau phénomène de la discipline en qui certains voient le successeur de Javier Sotomoyor. Cela faisait 19 ans qu’un athlète n’avait pas sauté aussi haut depuis les 2,41 m de Sotomayor, le 15 juillet 1994 à Londres.

La longévité de ces records du monde souligne la difficulté d’une épreuve très technique, à l’instar du saut en longueur dont les deux records du monde n’ont pas bougé depuis 1991 (Mike Powell) et 1988 (Galina Chistyakova). Elle pourrait laisser supposer aussi que le saut en hauteur demeurerait insensible au dopage et à ses progrès dans la mesure où celui-ci serait «inutile» dans un sport où la légèreté reste un atout maître. Le très controversé contrôle positif à la cocaïne de Javier Sotomayor aux Jeux Panaméricains de Winnipeg, au Canada, en 1999, nous invite, toutefois, à la plus grande prudence sur le sujet. En 2007, dans une interview à Libération, Maryse Ewange-Epée n’avait pas caché non plus ses interrogations au sujet de Stefka Kostadinova.

«Stefka était vraiment la plus fantastique technicienne, avait-elle dit. Elle allait vite, elle était puissante. Là où on pouvait avoir des doutes, c'était sur sa capacité à sortir tous les trois jours des performances aussi régulières.» «Le poids est, par exemple, un élément déterminant de la réussite au saut en hauteur, souligne Jean-Patrick Thirion, directeur du développement à la Fédération française d’athlétisme et grand spécialiste du saut en hauteur. Réussir à maintenir un poids très bas peut-être le résultat de pratiques dopantes. Je me souviens d’un entraîneur polonais qui me disait qu’un kilo, cela équivalait à quatre centimètres en plus ou en moins.»

Fosbury flop

Il n’empêche, le saut en hauteur stagne ou donne ce sentiment. Tout au long de son histoire, il a connu, il est vrai, des hauts et des bas en fonction de ses évolutions techniques. Le ciseau, le rouleau costal et le rouleau ventral ont successivement dominé cette discipline, les sauteurs attaquant la barre latéralement ou de face et se servant du pied intérieur comme pied d’appel. Parmi les maîtres du rouleau ventral, le Soviétique Valeri Brumel porta ainsi le record du monde à 2,28m, mais fut privé des Jeux olympiques de Mexico en 1968 en raison d’un accident de moto. Ces Jeux de Mexico qui révolutionnèrent littéralement la discipline par la grâce d’un jeune Américain de 21 ans, issu de l’Université de l’Oregon, Dick Fosbury, qui proposa un nouveau style de saut aux yeux du monde entier en franchissant la barre de dos. Ainsi est né le Fosbury flop: l’athlète prend son élan sur une trajectoire curviligne, saute en appui sur son pied extérieur et fait basculer son corps afin de franchir la barre de dos. Il finit son mouvement en levant les jambes au-dessus de la barre et retombe dos au matelas. Le saut dorsal présente de nombreuses améliorations par rapport aux techniques ventrales: la trajectoire curviligne de l’élan permet au sauteur d’arriver avec plus de vitesse face à la barre et d’effectuer un saut plus puissant. Le corps se cambre au-dessus de la barre et le centre de gravité se place sous celle-ci, ce qui offre un avantage mécanique incontestable.

Sacré champion olympique en 1968, Dick Fosbury a complètement changé le destin d’une discipline désormais entièrement dévolue à cette technique, plus efficace et plus facile à enseigner, même si pendant une dizaine d’années, le rouleau ventral a fait, toutefois, de la résistance. En effet, après le choc de Mexico, le Soviétique Youri Tarmak a redonné l’avantage au ventral lors des Jeux de Munich en 1972. En 1978, Vladimir Yatchenko, autre Soviétique, a battu le record du monde grâce à cette technique en sautant 2,34m. En 1976, l’Allemande de l’Est Rosemarie Ackermann a triomphé de son côté aux Jeux Olympiques de Montréal en enroulant la barre avec le ventre. Mais cette manière de sauter est désormais quasiment oubliée ou presque.
«rapport poids/puissance»

«Depuis que l'on peut retomber sur un tapis, le Fosbury est la technique la plus adaptée pour sauter haut en franchissant une barre, souligne Jean-Charles Gicquel, recordman de France. Je ne vois pas quelle autre technique pourrait la supplanter même si je n'ai pas la science infuse.» «Le Fosbury est une technique qu’il a fallu apprivoiser à partir de 1968 et de longues années ont été nécessaires pour qu’elle soit dominée dans toutes ses subtilités, ce qui est le cas désormais, explique Jean-Patrick Thirion. Aujourd’hui, nous sommes dans un temps de l’optimisation poussée à l’extrême.»

La morphologie des sauteurs est, elle, restée relativement diverse à travers le temps. Malgré son mètre 93, Blanka Vlasic n’a jamais fait mieux, on l’a dit, que Stefka Kostadinova, 1,80m sous la toise. Bohdan Bondarenko mesure 1,97m pour 80kg alors le Suédois Stefan Holm, sacré aux Jeux d’Athènes en 2004 avec un saut à 2,36m, se contentait d’1,81m pour 70kg.

«Aujourd'hui on constate qu'il y a aussi de bons sauteurs en hauteur de taille moyenne, souligne Jean-Charles Gicquel. En règle générale, si la taille élevée est importante, le facteur déterminant est surtout le rapport poids/puissance.» «Il ne faut pas enfermer le saut en hauteur dans l’idée que tout serait une question de taille et de légèreté, conclut Jean-Patrick Thirion. C’est la discipline qui entraîne le choc le plus lourd à l’impulsion, plus, par exemple, que le triple saut. Chez les hommes, on a calculé que s’exerçait un poids de 600kg à une tonne à la prise d’appel. Contrairement à ce qu’on l’on pense, c’est un sport qui réclame beaucoup de puissance même si celle-ci n’est pas apparente.»


[motr]Yannick Cochennec[/motr]